Qui sont ces intellectuels ?

Qu'entends-je par intellectuel ? Ici intervient la définition donnée par Pascal Ory et Jean-François Sirinelli en 1992, qui m'a servie de repère et de base : « Dans notre ouvrage, l'intellectuel sera donc un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d'homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie.Ni une simple catégorie socio-professionnelle, ni un simple personnage, irréductible. Il s'agira d'un statut, comme dans la définition sociologique, mais transcendé par une volonté individuelle, comme dans la définition éthique, et tourné vers un usage collectif (1). »

Par conséquent, mon corpus concerne nécessairement les journalistes, les écrivains, mais également les éditeurs, les libraires, les imprimeurs, les universitaires, les artistes ayant fondé un périodique et/ou faisant partie de sa Rédaction, et/ou y collaborant de façon régulière ou ponctuelle. Du fait de l'événement historique concerné, la guerre d'Espagne, et du champ investigué, les intellectuels dans les périodiques français, l’établissement du corpus a fait apparaître une catégorie : celle du militant. Celui-ci a été pris en compte à partir du moment où il était également « homme du culturel, créateur ou médiateur », et que ses fonctions d’élu ou ses responsabilités – quand c’est le cas – ne sont pas la raison de la collaboration au périodique.

Il s'est agi par conséquent de dissocier les différents statuts de ces intellectuels, ce qui a dû s'effectuer par la mise en place d'un postulat théorique sur la fonction de journaliste. Afin de trancher tout débat aux réponses floues ou ardues et d'aboutir à une réalité solide tant sociologique que professionnelle, j'ai pris comme point de référence la dimension pécuniaire, désormais à l'ordre du jour dans les années 30 – notamment du fait du statut de 1935 –, m'appuyant sur les travaux de Marc Martin et sur ce qu'il souligne dans son ouvrage Médias et journalistes de la République : « Le journaliste est donc reconnaissable non par la fonction, écrire dans la presse, mais économiquement, parce que cette activité lui fournit ses moyens principaux d'existence. C'est l'abandon de la définition large, sur laquelle s'étaient fondées les associations des années 1880, pour celle que lui avait substituée le Syndicat des journalistes dès ses débuts, reposant sur le salariat et les revenus du métier (2). »

Il y a donc des journalistes, c’est-à-dire des individus qui tirent l'essentiel de leurs revenus de leurs articles. Il y a, aussi, des écrivains-journalistes, artistes-journalistes, universitaires- ou conférenciers- ou professeurs ou scientifiques-journaliste, éditeurs- ou imprimeurs-journalistes… C’est-à-dire qu’aucun d’entre eux ne vit de ses collaborations aux périodiques – souvent bénévoles, d’ailleurs – mais le terme accolé se justifie tant leur participation aux périodiques est remarquable. Ce, sans jamais perdre de vue que cette question de l’acteur du périodique, du collaborateur exige surtout de prendre en compte la notion référentielle de militant.

Quelle délimitation du champ politique ?

Autre précision à effectuer : la délimitation du champ politique strictosensu, c'est-à-dire l'état des lieux des partis et des organisations en présence, avec, pour les années 30, cette bipolarisation idéologique très marquée à prendre en compte – laquelle toutefois impose une caractérisation plus nuancée que celle que l’on a coutume d’énoncer depuis le début des recherches sur cette période.

On peut par exemple ici faire référence à ce que Charles Heimberg écrit dans sa conclusion à l’ouvrage collectif La Guerre d’Espagne, l’écrire et l’enseigner : « Tenter de connaître la guerre d’Espagne, c’est d’abord appréhender la pluralité des situations et des expériences de ses acteurs, de ses victimes et de ceux qui lui ont échappé ; c’est-à-dire la complexité d’un moment historique qui ne peut pas être perçu indéfiniment dans la seule perspective de l’ample défaite démocratique qu’il a représentée à l’échelle de l’Europe et du monde. En effet, il n’y a pas eu seulement deux camps antagonistes dans cette affaire ; il n’y en a pas même eu seulement trois, comme l’a proposé Paul Preston en incluant à juste titre celui de ceux qui aspiraient à la révolution et ont été, pour certains d’entre eux, les victimes du stalinisme ; mais il y a eu des centaines, ou des milliers, de situations particulières et de types de protagonistes, avec de nombreuses variations d’échelle à travers l’espace comme au fil de la chronologie et de la périodisation de ces événements (3). »

Aucune exclusive n’a donc été donnée à une famille politique de gauche. J'ai en effet considéré toutes les tendances de la gauche française de l'époque : les socialistes, les communistes, les radicaux-socialistes, les libertaires (4), les syndicalistes-révolutionnaires, les marxistes antistaliniens, les trotskystes, les pacifistes, les antiracistes, les défenseurs des droits de l'Homme... Ils seront désignés sous ces différentes dénominations, et j’use de plus de celle d’« extrême gauche » pour identifier globalement tout ce qui se situe à la gauche du parti communiste.

De la dénomination : antifascisme et guerre d’Espagne

Choisir un tel corpus a induit des difficultés lexicales qu'il est impératif de mentionner.

Comment parler du « camp républicain » alors que les libertaires et autres anarchistes n’en font pas partie ? Doit-on systématiquement préciser et dissocier « camp républicain » et « camp révolutionnaire » ? Quitte à non seulement épouser une dissociation idéologique partisane mais aussi à réduire les différentes tendances à deux dénominations autrement plus complexes… ? Et qui sont fluctuantes, y compris dans les familles de la coalition de Front populaire – jusqu’en 1938, donc – suivant les moments de la guerre. Il m’a fallu pourtant trouver une dénomination d’ensemble, indispensable pour plus de clarté devant l'ampleur du corpus. Bien qu’insatisfaisant pour diverses raisons – mais le moins insatisfaisant des différents termes envisagés, eu égard à son apparition dans le nombre le plus important de périodiques – j’ai opté pour le terme « antifasciste », approuvant l'analyse suivante d'Enzo Traverso faisant référence aux débats historiographiques de ces vingt-cinq dernières années environ : « Je ne partage pas la thèse de François Furet pour qui l'antifascisme n'était qu'un "masque" du communisme soviétique. On ne peut pas expliquer la force de l'antifascisme et l'attraction qu'il a exercée sur les intellectuels uniquement par les manipulations de l'appareil communiste. Pendant les années 30, l'antifascisme s'impose comme une nécessité impérieuse, évidente (5). »

Dans une perspective nettement moins polémique, il a été essentiel de tenir compte de l’ouvrage fondamental de Gilles Vergnon, L’Antifascisme en France. Celui-ci y fait le constat, dans son introduction, que l’antifascisme « reste […] un objet sous déterminé, peu historicisé et mal circonscrit, qui n’a jamais donné lieu une investigation historique sur l’ensemble de la période ». Dans son essai, l’auteur montre parfaitement que « tel qu’il se constitue comme dynamique politique et "mythe mobilisateur" au printemps 1934, [l’antifascisme] s’est largement développé en-dehors de [l’] initiative [du P.C.F.] et sur des bases politiques autres que les siennes ». Il y souligne notamment que la formule « Le fascisme ne passera pas » est à imputer à Léon Blum sur les bancs de l’Assemblée le soir du 6 février 1934. Indiquant que c’est ensuite « sous le signe de l’antifascisme républicain que le Front populaire prend son envol », Vergnon analyse comment la guerre d’Espagne va achever la « translation » de ce mot d’ordre sous la bannière du parti communiste, concluant néanmoins : « Les communistes s’y sont indéniablement insérés en position hégémonique, […], mais qui ne les transforme ni en démiurges, ni en maîtres d’un jeu dont ils contrôleraient l’ensemble des règles. Ils ne les ont pas créées et en partagent l’application avec d’autres composantes qui parlent une langue commune. En 1936 comme en 1934, l’antifascisme associe unité du mouvement ouvrier, défense républicaine et volonté de paix. » De plus, j’ai également été très attentive à l’une de ses remarques, laquelle entre en résonance avec mes constats analytiques du lexique : « Les frontières de l’antifascisme sont mouvantes selon que l’on envisage le registre du discours, la pratique politique ou la définition du fascisme (6). »

En conclusion, le terme « antifasciste » s'entend dans ma recherche comme la caractéristique générale d'un positionnement, sans omettre qu'il puisse se décliner différemment selon les familles politiques à l’extrême gauche de l'échiquier et qu’il puisse également être récusé par des groupes ou individus, y compris de la coalition de Front populaire (7). Mais c'est bien toutefois l'antifascisme qui les relie majoritairement, comme en atteste d'ailleurs la convergence lexicale et thématique entre périodiques et intellectuels de toutes tendances, le débat et les divergences intervenant principalement, d'une part, sur les causes, d'autre part, sur les modalités et les fins. S'opposer à la thèse de Furet, ce n'est pas devenir soudainement stalinien – on me permettra la boutade –, c'est prendre en compte une réalité historique non, justement, dictée par le dogme – l'anticommunisme en est un – mais qui a su créer l'unité d'intellectuels et de gens du peuple bien au-delà des mots d'ordre de telle ou telle organisation. Bref, il serait temps, enfin, de considérer ces itinéraires avec le poids des archives – celui des périodiques en est un – allié à la connaissance historique et politique sans s'appuyer sur une thèse déjà fondée d'avance. Cette conviction a été d'ailleurs appuyée par le poids desdites archives susmentionnées car finalement le terme « antifasciste » est celui qui recèle le moins de connotations « boutiquières » à l'époque. C’est, enfin, celui qui m’est apparu pouvoir le mieux faire entendre aujourd’hui une réalité en se méprenant le moins possible sur les positions et les combats d’hier lors de cette guerre.

Difficulté lexicale rencontrée également pour la dénomination même de cette guerre : « guerre d'Espagne » ou « guerre civile » ? Un article passionnant de François Godicheau a contribué à alimenter ma réflexion. Citons-en ce passage, qui intervient après l’analyse de ces deux appellations ainsi que d’expressions ayant eu cours durant la période 1936-1939 : « Luego durante los setenta y la transición democrática, la aceptación unánime del termino de guerra civil se hizo en un contexto general de rechazo de la guerra y sus violencias, rechazo preparado por el tardofranquismo (por su propaganda y su violencia que recordaba la guerra) y los partidos de oposición. Todos pudieron al hablar de la guerra civil como de una guerra fratricida, ponerse de acuerdo sobre estos términos. La expresión « guerra civil » fue consagrada como portadora de una misión de paz y reconciliación ; verdaderamente neutra, significaba el final de la guerra comenzada en 1936 y del conflicto prolongado hasta los años setenta, en el cual las palabras también pesaban como bombas. Al final, importaba terminar todos los combates : decir guerra civil era decir la paz y neutralizar la guerra (8). »

Souscrivant totalement aux arguments développés ici par Godicheau, refusant de plus – tout comme ce dernier (9) – la notion de « guerre fratricide », prenant en compte, enfin, la présence de troupes et d’armes mussoliniennes comme hitlériennes sur le sol espagnol, j’ai décidé ici de trancher par un parti pris. Je parle et parlerai de « guerre d’Espagne » (ou de « guerre »). Dénomination d’ailleurs, là encore, plus ancrée dans le système discursif des périodiques de mon corpus. Et qui est donc devenue le titre de ce site internet.


(1) Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France, de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Armand Colin, « U, série histoire contemporaine », 1992, p. 10.

(2) Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Odile Jacob, 1997, p. 225.

(3) Charles Heimberg, « L’intérêt de la guerre d’Espagne pour l’apprentissage de l’histoire », in La Guerre d’Espagne, l’écrire et l’enseigner (Benoît Falaize et Marianne Koreta, Dir.), INRP, « Education, histoire, mémoire », 2010, pp. 239-240.

(4) Eux-mêmes se déclinant en diverses « tendances », dont celle des syndicalistes-révolutionnaires citée ci-après dans cette énumération.

(5) Enzo Traverso, Où sont passés les intellectuels, Conversations avec Régis Meyran, Textuel, « Conversations pour demain », 2013, p. 30.

(6) Ces citations sont respectivement issues de : Gilles Vergnon, L’Antifascisme en France de Mussolini à Le Pen, Presses Universitaires de Rennes, 2009, pp. 13, 66, 43, 79 et 99.

(7) On pense par exemple ici à Emmanuel Berl, dans Marianne.

(8) François Godicheau, « Guerra civil, guerra incivil : los nombres de la guerra », in Guerra civil : mito y memoria (Julio Aróstegui Sánchez et François Godicheau, Dir.), Madrid, Marcial Pons, 2006, p. 152. « Ensuite pendant les années 1970 et la Transition démocratique, l’acceptation unanime de l’expression "guerre civile" se fit dans un contexte général de rejet de la guerre et de ses violences, rejet préparé par les dernières années du franquisme (par sa propagande et sa violence qui rappelait la guerre) et les partis d’opposition. Tous commencèrent à parler de la guerre civile comme d’une guerre fratricide, se mettant d’accord sur ces termes. L’expression "guerre civile" fut consacrée comme porteuse d’une mission de paix et de réconciliation, vue comme véritablement neutre et signifiant la fin d’une guerre commencée en 1936 et d’un conflit s’étant prolongé jusque dans les années 1970, dans lequel les paroles pesaient lourd comme des bombes. Finalement, le plus important était de terminer les combats : dire "guerre civile", c’était dire la paix et neutraliser la guerre » (Traduit par nos soins).

(9) François Godicheau précise dans un article récent que la Transition « avait besoin du mythe de la réconciliation, qui lui-même reposait sur le mythe des deux Espagne. Le tout s’incarnait dans un adjectif, "fratricide", qui dépolitisait profondément le conflit […] (F. Godicheau, « Histoire et conflits de mémoire en Espagne », Vingtième siècle, Les Presses Sciences-Po, juillet-septembre 2015).